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La stratégie énergétique de l’Inde au milieu du gué

Par FLORIN Denis , SHODHAN Saher

18 mai 2017

 

© K3S / Shutterstock

En mai 2014, Narendra Modi accède au pouvoir en Inde, mettant fin à la domination du Parti du Congrès. Parmi ses promesses figurent la diffusion dans l’ensemble du pays des succès obtenus dans son État du Gujarat, tels que l’accès à l’électricité pour tous. Cette « révolution safran [1] » est l’un des scénarios pour une Inde dont la demande d’électricité pourrait égaler en 2040 celle des États-Unis aujourd’hui [2].

Le nouveau gouvernement veut répliquer la croissance industrielle de la Chine. Cela implique une énergie abondante, fiable et bon marché, qui doit contribuer à faire de l’Inde l’un des leaders industriels mondiaux. Ministre en chef du Gujarat, Narendra Modi a promu les énergies vertes (la plus grande centrale solaire d’Asie, un canal couvert de panneaux solaires…) en s’appuyant sur le secteur privé. Premier ministre de l’Inde, il est confronté aux bureaucraties, à un réseau électrique peu entretenu (blackout de deux jours en 2012) [3] et au monopole de Coal India dans la production d’électricité.

Si l’Inde a souscrit aux accords de la COP21 (21e conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) et retient la leçon chinoise en matière de pollution charbonnière, le gouvernement veut aussi promouvoir le charbon domestique et limiter les importations. La part du charbon dans la demande primaire d’énergie indienne est de 46 %. Elle passerait à 1 340 Mtec (millions de tonnes équivalent carbone) en 2040 (540 Mtec en 2014) [4] si le mix énergétique actuel restait inchangé.

Demande incrémentale de charbon à l’horizon 2040, par secteur clef, en Inde, selon le scénario « New Policies » de l’AIE (base 0 % en 2014)

 

Source : AIE, World Energy Outlook 2016.

La nouvelle stratégie énergétique indienne tient en quatre fondements :
— charbon domestique, faute d’alternatives ;
— diversification en favorisant les énergies renouvelables et extension rapide d’un accès universel à l’électricité d’ici 2022 ;
— solutions locales (mini / off-grids, barrages au fil de l’eau…) ;
— initiatives privées.

Trois leviers à la disposition du gouvernement indien permettent d’évaluer son bilan à ce jour : la politique de prix de l’énergie, les investissements et l’évolution de l’écosystème charbonnier.

Sur le charbon, le bilan est contrasté. La rumeur de division de Coal India en sept compagnies [5] apparaît plus comme une menace qu’une intention réelle, tout comme l’introduction en Bourse de 10 % de son capital. Mais elles ont incité Coal India à doubler le taux de croissance de sa production de charbon depuis 2014, aidée par l’allègement d’obstacles réglementaires [6], une sous-traitance accrue et une modernisation technique. Les importations ont baissé en 2015, crédibilisant un triplement de la production d’ici 2020 [7]. Le ciel assombri de Delhi témoigne de la réalité de ce scénario noir.

Les investissements sont le principal levier du gouvernement. Narendra Modi a mené une diplomatie de l’hydroélectricité volontaire pour financer des barrages au Bhoutan et au Népal, en compétition avec la Chine. Il a également menacé de revoir les règles de répartition des eaux aux dépens du Pakistan [8]. Ces projets, controversés, témoignent d’une volonté de diversifier le mix énergétique indien.

Dans le solaire, fermes géantes de cinq gigawatts [9], pompes d’irrigation et clôtures frontalières solaires subventionnées ont été annoncées dès les premiers 100 jours, avec à la clef 3,1 milliards de dollars US d’investissements publics [10]. La production d’électricité solaire doit passer de 45 gigawatts en 2016 à 175 gigawatts en 2022 [11], quitte à la promouvoir via les textes sacrés des Védas et les gourous [12] ! Ces initiatives visent à créer une industrie solaire locale, alors que l’Inde importe plus de 18 % de la production chinoise de panneaux solaires [13].

Le vent et le nucléaire sont les deux parents pauvres. L’éolien indien, à fort potentiel, a vu baisser ses subventions [14], compensées par quelques programmes ciblés encourageant le trading et le remplacement de turbines existantes. La filière nucléaire, initiée sous Nehru, doit utiliser le combustible résiduel des centrales classiques dans des surgénérateurs valorisant le thorium, abondant en Inde [15]. Depuis 40 ans, elle est pourtant confrontée aux retards industriels, à une législation dissuasive pour les fournisseurs en cas d’accident, et à la difficulté à importer des équipements, l’Inde refusant de signer des accords de non-prolifération. Rien n’indique une inflexion, y compris concernant le thorium, au-delà du maintien du nucléaire militaire [16].

Demande et production d’électricité en Inde, 2005-2040, selon le scénario « New Policies » de l’AIE


Source :
AIE, World Energy Outlook 2016.

Le prix de l’énergie est le troisième levier gouvernemental. Fin 2014, la suppression des subventions du diesel a permis une meilleure cohérence avec les prix mondiaux, contribuant à rationaliser la demande. En revanche, le prix du charbon domestique n’a pas été aligné sur celui des importations. Enfin, les tarifs solaires subventionnés ont été confortés avec des modalités variant selon les États [17] .

Narendra Modi a bien une stratégie énergétique pour l’Inde. En a-t-il les moyens ? Les élections législatives de mars dernier ont conforté son parti, le BJP, facilitant des réformes plus structurelles concernant Coal India, le soutien au solaire local, la modernisation des réseaux électriques et les investissements privés, indiens ou non. Toutefois, dans une Inde fédérale, nombre de décisions relèvent des États. Pour Narendra Modi, renforcer le modèle de son cher Gujarat est peut-être sa stratégie la plus efficace.


[1] Le scénario safran consiste à appliquer en Inde la même politique énergétique que celle mise en place dans l’État du Gujarat, c’est-à-dire un accès à l’électricité 24 heures sur 24, facturé au juste prix pour tous. Il tire son nom de la teinte emblématique du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du Premier ministre indien à l’origine de cette politique. Voir Florin Denis et Shodhan Saher, « La nouvelle stratégie énergétique indienne », Note de veille, 19 novembre 2014, Futuribles International. URL : https://www.futuribles.com/fr/article/la-nouvelle-strategie-energetique-indienne/. Consulté le 16 mai 2017.

[2] AIE (Agence internationale de l’énergie), World Energy Outlook 2016, Paris : AIE / OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), mai 2016.

[3] « Country Analysis Brief: India », EIA Beta, 14 juin 2016, EIA (U.S. Energy Information Administration). URL : https://www.eia.gov/beta/international/analysis.cfm?iso=IND. Consulté le 16 mai 2017.

[4] Selon le scénario « New Policies » de l’AIE (World Energy Outlook 2016), supposant que les nouvelles centrales à charbon utilisent principalement la technologie supercritique ; une réforme progressive du marché de l’électricité et l’utilisation croissante de mécanismes basés sur le marché pour distribuer le charbon domestique ; et une incertitude considérable quant à la réalisation de la trajectoire d’importation envisagée dans le scénario : alors qu’il existe des arguments économiques forts en faveur des importations de charbon, celles-ci sont politiquement impopulaires.

[5] Dasgupta Neha et Das Krishna N., « Exclusive: Indian Government Officials Propose Break up of Coal India. Sources », Reuters, décembre 2016. URL : http://www.reuters.com/article/us-india-coal-modi-idUSKBN13Q45W. Consulté le 16 mai 2017.

[6] « Officials Want Coal India Broken up », The Hindu, décembre 2016. URL : http://www.thehindu.com/business/Industry/Officials-want-Coal-India-broken-up/article16738119.ece. Consulté le 16 mai 2017.

[7] Dasgupta Neha et Das Krishna N., op. cit.

[8] « India to Speed up Hydropower Building on Rivers Flowing into Pakistan », Dawn, 27 septembre 2016. URL : http://www.dawn.com/news/1286433. Consulté le 16 mai 2017.

[9] Upadhyay Anindya, « Modi Said to Plan $3.1 Billion Boost for India’s Solar Factories », Bloomberg, 18 octobre 2016. URL : https://www.bloomberg.com/news/articles/2016-10-18/modi-said-to-plan-3-1-billion-boost-for-india-s-solar-factories. Consulté le 16 mai 2017.

[10] Williams Diarmaid, « Modi State Aid to Drive India’s Solar Power », PEI (Power Engineering International), 25 octobre 2016. URL : http://www.powerengineeringint.com/articles/2016/10/modi-state-aid-to-drive-india-s-solar-power.html. Consulté le 16 mai 2017.

[11] Upadhyay Anindya, op. cit.

[12] Balachandran Manu, « India is Going to Use Godmen to Spread the Use of Solar Energy », Quartz, 13 septembre 2016. URL : https://qz.com/779196/narendra-modi-turns-to-the-sun-india-is-going-to-use-godmen-to-spread-the-use-of-solar-energy/. Consulté le 16 mai 2017.

[13] Upadhyay Anindya, op. cit.

[14] Sinha Amitabh, « Renewable Energy: India’s Green Push Needs Wind », The Indian Express, 26 octobre 2016. URL : http://indianexpress.com/article/india/india-news-india/renewable-energy-indias-green-push-needs-wind-3103002/. Consulté le 16 mai 2017.

[15] Prabhu Jaideep A., « Building The FBR », Swarajya, 9 septembre 2015. URL : https://swarajyamag.com/magazine/building-the-fbr. Consulté le 16 mai 2017.

[16] Prabhu Jaideep, « After Decades of Cloudy Thinking, India Desperately Needs a Coherent Nuclear Strategy », First Post, 29 octobre 2015. URL : http://www.firstpost.com/business/after-decades-of-cloudy-thinking-india-desperately-needs-a-coherent-nuclear-strategy-2487500.html. Consulté le 16 mai 2017.

[17] « India Beats US in Hosting World’s Largest Solar Power Plant », Sputnik, 8 décembre 2016. URL : https://sputniknews.com/asia/201612081048321941-india-plant-solar-us/. Consulté le 16 mai 2017.

Mots clefs : Inde | Politique énergétique